Ce que nous avons appris

  1. 01

    Le traumatisme générationnel et actuel causé par des phénomènes constants de violence d’État et d’autres natures a un profond impact sur celleux qui travaillent dans des mouvements en faveur de la justice sociale. Ce traumatisme influe sur la manière dont les organisations construisent leurs leaders et leurs stratégies, et prennent soin de leurs populations.

    • Tout ce que nous voulons changer dans le monde qui nous entoure existe aussi dans nos propres corps. Nous portons les histoires des traumatismes de nos ancêtres et leur force résiliente. Nous grandissons dans des familles et des réseaux familiaux qui sont façonnés par ces histoires. Des siècles d’enseignements indigènes issus du monde entier clament que l’oppression, la colonisation et la suprématie blanche sont contenues au niveau cellulaire et transmises de générations en générations. La science occidentale, qui inclut les recherches épigénétiques les plus récentes, n’est arrivée à la même conclusion que récemment : l’impact de violence ne disparaît pas mais laisse en réalité une empreinte sur le corps collectif. La violence — commise non seulement par les institutions étatiques mais aussi par les familles et au sein des communautés — est transmise de générations en générations, jusqu’à ce que la réparation, la restauration, la guérison et la transformation puissent avoir lieu.

      L’action des mouvements implique de continuellement interrompre, défier, assister à des incidents similaires de violence ou en subir les impacts directs, encore et encore. Cela signifie que l’action des mouvements peut directement réactiver la violence générationnelle inhérente aux corps individuels et collectifs. L’impact de cette réactivation et de la superposition de ces traumatismes sur les corps individuels et collectifs a des effets sur l’intégrité et la dignité de nos vies mais aussi sur le travail de nos mouvements.

      J’ai réfléchi à la manière dont nos ancêtres ont survécu à des choses horribles et les ont surmontées. J’ai pensé au fait que nous sommes le produit d’une lutte et nous nous sommes trouvé·e·s et tenu·e·s mutuellement et nous avons fini par trouver une solution. Nos ancêtres ont tant de choses à nous enseigner. À l’heure actuelle, il est difficile pour les plus jeunes d’entre nous et pour nos camarades sur le terrain de nous souvenir de notre force et de notre résilience incroyables et que tout ira bien pour nous, même si pour le moment ça ne va pas. J’en suis vraiment convaincue. Je pense que c’est vraiment important pour mettre la guérison en avant en ce moment, une tâche fondamentale pour celles et ceux qui veulent travailler sur la guérison maintenant. Nous devons renforcer et intégrer les pratiques qui nous aident à nous souvenir de nos histoires, de nos ancêtres et de notre survie.

      Francisca Porchas, Mijente et Resilient Strategies

  2. 02

    La justice guérisseuse est une réponse à ce traumatisme, elle met en avant les pratiques qui soutiennent la résilience, le bien-être, la sûreté et la sécurité en tant qu’éléments nécessaires au travail des mouvements. Cela permet de développer la force de nos mouvements et de les soutenir.

    • L’organisation et la guérison ne sont pas dissociables l’une de l’autre. Les deux ciblent le rétablissement du lien et la réparation en vue d’une libération collective, interdépendante et florissante. Un cadre de justice guérisseuse soutient les pratiques qui nous aident à nous reposer et à rétablir des liens, tout en veillant à ce que nos vies et les lieux où nous sommes soient suffisamment sûrs et sécurisés pour que nous puissions mener notre travail. Tou·te·s celleux qui font ce travail ne l’appellent pas justice guérisseuse. Sur le terrain, les gens appellent aussi cela du travail spirituel, du travail créatif, du travail culturel et du travail transformateur. Quel que soit le nom que vous lui donnez, la justice guérisseuse s’efforce d’intégrer et de transformer la manière dont le traumatisme historique, générationnel et individuel touche nos populations au sein de nos mouvements. Cela permet de développer la résilience individuelle et collective pour aborder la violence et la lutte actuelles, tout en minimisant l’impact du traumatisme historique et générationnel non résolu. Cette intégration accroît la force et la pérennité de nos mouvements.

      La justice guérisseuse n’est pas pratiquée isolément. Elle est guidée et fondée par des mouvements consacrés aux questions économiques, raciales, au handicap et à la justice reproductive. Le dialogue est constant entre la justice guérisseuse et ces différents mouvements dans lesquels elle est profondément enracinée. La justice guérisseuse ne peut pas prospérer pleinement, à moins qu’elle soit conjuguée avec la sagesse de ces différents mouvements. Ce n’est pas lui rendre service que de l’isoler ; cela voudrait dire que nous ne comprenons pas complètement les réalités vécues et les perspectives des communautés et des mouvements que nous nous efforçons de soutenir et d’alimenter. La justice guérisseuse est un hommage aux héritages de résilience et de résistance dont nous sommes issu·e·s, et qui guident la manière dont nous guérissons et la manière dont nous sommes responsables de guérir à l’avenir.

      Adaku Utah, Harriet’s Apothecary

  3. 03

    Il n’existe pas de modèle unique pour pratiquer la justice guérisseuse ou la sécurité holistique qui fonctionne pour tou·te·s. Au lieu de cela, ce travail doit s’appuyer sur des personnes réelles en temps réel, il doit être fondé sur la communauté et sur le lieu, avec suffisamment d’espace et de temps pour le développer.

    • Le travail de justice guérisseuse doit être ancré dans les expériences, les traditions et les besoins particuliers d’une communauté, et il doit être en mesure de se transformer et de changer. Les besoins des mouvements évoluent constamment, ils subissent l’impact des violences soudaines, des mutations politiques et des changements dans les vies de celleux qui mènent ce travail. La nature incertaine des conditions sur le terrain augmente les besoins d’une communauté de pratiques de justice guérisseuse, tout en générant des difficultés en matière de temps et d’espace pour ralentir et mettre en œuvre ces pratiques. Les organisations peuvent parfois avoir la sensation d’être bloquées et avoir des doutes quant à la manière de réaliser le changement, tout en étant sûres qu’une transformation est nécessaire.

      Les pratiques de justice guérisseuses que nous avons découvertes sont issues des traditions culturelles des membres d’une communauté, des relations déjà établies avec différents types de praticien·ne·s dans les communautés, et de l’énergie créative des organisateur·ice·s en lien avec ces interlocuteur·ice·s communautaires. Que ce soit en amenant des guérisseur·se·s traditionnel·le·s ou des thérapeutes ou en chantant ensemble, les modalités de ces pratiques dépendent largement des langues et des habitudes de chaque groupe spécifique.

      Beaucoup d’organisations ont juste besoin de soutien. Nous vivons un moment politique d’importants bouleversements. Il y a tant de choses qui changent rapidement. Les fractures et les fissures que nous observons sont logiques dans ce contexte et nous savons que les modes opératoires de nos organisations ne fonctionnent plus. Des associations me demandent : comment construire un centre plus solide ensemble, comment revendiquer des pratiques qui peuvent nous servir de références, comment la justice guérisseuse guide-t-elle nos stratégies politiques, comment utilisons-nous cela pour être plus réactif·ve·s, plus flexibles, pour être davantage liés les un·e·s avec les autres? Les gens ont besoin de soutien car le terrain est en en train de changer. Bon nombre d’organisations ne survivront pas à cette période car les conflits vont les déchirer. Notre manque de compétences en matière de santé mentale va déchirer nos populations et nos organisations. Nos associations doivent mieux s’enraciner, et au lieu de construire des murs plus solides, nous devons nous concentrer sur la consolidation de nos liens. Notre travail a besoin de soutien et c’est le moment de renforcer ce soutien.

      Prentis Hemphill, Resilient Strategies, BOLD, generative somatics

  4. 04

    Les organisations et les mouvements doivent entrer en contact avec davantage de praticien·ne·s de la guérison qui ont une expérience commune. Les guérisseur·se·s doivent être soutenu·e·s pour qu’illes tiennent bon pendant qu’illes œuvrent pour transformer les traumatismes et renforcer la sûreté et la sécurité.

    • Les organisations et les mouvements doivent entrer en contact avec davantage de praticien·ne·s de la justice guérisseuse qui ont partagé des expériences vécues avec les communautés dans lesquelles illes travaillent. Bon nombre de celleux avec lesquel·le·s nous avons échangé renforcent les réseaux de guérisseur·se·s et/ou de praticien·ne·s de santé, notamment les accoucheur·ses, les spécialistes de l’énergie, les herboristes, les praticien·ne·s du corps et d’autres types de guérisseur·se·s, pour rendre la guérison et le bien-être plus accessibles. Illes construisent des liens avec des praticien·ne·s à la fois dans et en dehors de la médecine conventionnelle, et pourtant il n’y a toujours pas assez de praticien·ne·s qui sont politisé·e·s et disposé·e·s à travailler dans les espaces des mouvements.

      Il existe un important besoin de soutien des personnes qui peuvent gérer un espace et des conflits au sein des organisations et des mouvements, et qui peuvent accueillir les traumatismes profonds et complexes qui peuvent surgir chez des membres de la communauté. Il faut également des espaces disponibles de façon régulière et permanente pour les soins, y compris des espaces cliniques, des cercles ouverts en permanence et des espaces pour répondre à des besoins ponctuels. Et enfin, ce travail doit être soutenu. Plusieurs des personnes avec lesquelles nous avons parlé ont réfléchi à la manière dont les praticien·ne·s sont souvent sollicité·e·s pour répondre à des besoins urgents de la communauté, tandis qu’il n’y a pas de moyens pour soutenir les guérisseur·se·s.

      Il y a un lien étroit et important entre le travail et la guérison. Tout le monde accepte de parler de la justice guérisseuse jusqu’à ce que vous disiez qu’il faut payer pour cela, et vous ne pouvez pas faire travailler les guérisseur·se·s jusqu’à la mort, vous devez vous engager à restructurer la façon de gérer un mouvement. La justice guérisseuse n’ira pas aller plus loin à moins que nous restructurions le rapport entre nos organisations et leur travail.

      DJ Hudson, Southerners on New Ground

  5. 05

    Appliquer un cadre de justice guérisseuse ne consiste pas seulement à fournir des guérisseur·se·s et des espaces de guérison. Il s’agit aussi de repenser l’infrastructure organisationnelle, les ressources humaines, le budget, la sûreté et la sécurité et la supervision.

    • Les gens sont à la recherche de modèles organisationnels transformateurs et alignés sur un cadre de justice de guérison. Cela suppose d’examiner le budget et les politiques de ressources humaines de l’organisation, y compris le recrutement et le licenciement, les conflits et les plaintes, la supervision et les absences suite à maladie ou congés, tout en comprenant l’impact des traumatismes historiques et générationnels sur les personnes qui font partie de nos organisations. Il s’agit aussi d’examiner la manière dont les relations et la communication sont soutenues au travail, parallèlement aux attentes en termes de calendrier et de productivité du travail. Les structures de nos organisations définissent la façon dont les personnes vivent les choses sur leur lieu de travail.

      Veiller au bien-être et à la sécurité de nos camarades sur le terrain implique aussi de créer et de maintenir des plans de sécurité qui incluent la sécurité de l’information — autrement dit, la protection des ressources organisationnelles, comme les listes de contact, les documents stratégiques et des supports qui évoquent des actions réalisées ou envisagées par les mouvements. Et c’est là que la boucle est bouclée : il faut non seulement préserver la sécurité des informations pour les systèmes de sécurité, mais aussi pour le bien-être des organisateur·ice·s et d’une organisation. C’est le traumatisme qui définit le type de sécurité qui nous semble possible et qui façonne nos liens avec nous-mêmes et avec les autres. Les pratiques qui soutiennent la gestion collective de ce traumatisme aident à garantir la sécurité de l’individu et celle des ressources organisationnelles auxquelles chaque membre a accès. La justice guérisseuse ne concerne pas seulement ce qui se passe en marge ; elle porte aussi sur le fonctionnement d’un système entier en appui de la transformation.

      Il s’agit toujours d’une question de capacité. Nous voulons que les personnes qui dirigent nos mouvements soient les plus impactées par l’oppression que nous cherchons à détruire. Mais ensuite, comment faisons-nous pour les maintenir dans ce travail? Comment faisons-nous pour mieux retenir nos populations les plus impactées? La rétention, en tant que concept, n’est pas suffisante pour s’attaquer à cette problématique. Comment vous mettre en avant au lieu de vous marginaliser ou d’utiliser votre vie comme un objet? Comment dirigez-vous le mouvement d’une manière qui honore pleinement la vérité de votre vie et l’impact que ce travail a sur vous? D’un point de vue de ressources humaines, c’est vraiment difficile. Pour prendre soin de soi-même, les gens doivent définir leurs propres emplois du temps. Nous tombons malades. Nous sommes handicapé·e·s. Nous avons des traumatismes et nous nous demandons les un·e·s les autres d’affronter les traumatismes systémiques et collectifs tous les jours. Cela a des répercussions sur notre travail, alors comment prenons-nous soin les un·e·s des autres, tout en continuant de faire avancer le travail?

      Tasha Amezcua, Former Staff of Audre Lorde Project

  6. 06

    Le conflit est une conséquence du stress, du traumatisme réprimé et de la peine contenue. Il est nécessaire de renforcer les compétences et le soutien dénué de jugement de la part des mentors et des aîné·e·s pour aider à transformer les conflits au moment où ils éclatent.

    • Il arrive que les relations se détériorent ou un conflit peut entraîner l’échec ou l’arrêt du travail avant qu’il puisse reprendre. Les personnes que nous avons interrogées ont évoqué des conflits au sein des organisations et entre les organisations et les mouvements. Elles ont parlé du sentiment de pénurie et de compétition qui peut se développer entre les organisations et les mouvements et la manière dont le conflit peut entraver la mise en place de partenariats plus profonds, qui pourraient renforcer les capacités et l’ampleur du travail. Toutes les personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenu·e·s ont abordé la nécessité d’approfondir les compétences en résolution de conflits et de luttes de manière transformatrice — en ayant de la compassion pour laréalité de la douleur passée et présente, en ouvrant un espace pour que ces tensions soient observées et exprimées et en aidant les gens à se rapprocher plutôt que s’éloigner. Ces moments de conflit ont le potentiel de générer certaines de nos relations les plus fortes, et de réaliser le renforcement de nos mouvements, en créant des groupes intégrés de personnes qui ont pris des risques et ont été vulnérables ensemble.

      La justice guérisseuse, dans le cadre de et en lien avec la justice transformatrice,1 permet de comprendre pourquoi le conflit survient et appuie des pratiques qui peuvent aider les mouvements et les organisations à se réunir pour parler du traumatisme et œuvrer pour sa transformation. Malheureusement, les organisations sont souvent d’une grande prudence lorsqu’il s’agit de parler de conflits et de luttes internes avec les bailleurs de fonds, par crainte de représailles ou de la perte de soutien.

      Le conflit est toujours en grande partie lié au traumatisme, et il est difficile de gérer adroitement les conflits. Il faut que nous progressions dans ce domaine. Nous devons encore mieux comprendre le principe de responsabilité et saisir et expérimenter les perspectives en la matière. Le conflit est le théâtre de nos craintes et de nos désirs les plus profonds. On peut souvent avoir le sentiment que c’est une question de vie ou de mort parce que cela a été le cas pour tant de choses. Et ces derniers temps, je me suis penchée attentivement sur ce point pour essayer de comprendre ce qui se passe lors des conflits et pour comprendre les meilleures façons de les traverser. Le conflit est un puissant moteur d’apprentissage et c’est aussi un puissant moteur de divisions.

      Prentis Hemphill, Resilient Strategies, BOLD, somatique générative

  7. 07

    Les bailleurs de fonds ne peuvent pas financer ce travail sans le pratiquer.

    • Les bailleurs de fonds ne se contentent pas de financer ce travail mais ils sont aussi aux côtés des organisateur·ice·s. Les organisateur·ice·s avec lesquel·le·s nous avons échangé ont clairement exprimé le fait que les bailleurs de fonds devaient non seulement financer la justice guérisseuse et le travail de sécurité holistique, mais aussi créer leurs propres pratiques et compréhensions de combien les traumatismes générationnels ont façonné leur travail. En effet, de nombreux bailleurs de fonds posent des questions similaires sur leur lien avec les moyens qu’ils gèrent et distribuent. Les bailleurs de fonds évaluent leurs liens avec le pouvoir, ils examinent ce qu’ils demandent aux partenaires bénéficiaires et les raisons de leurs requêtes, et ils parlent plus directement des histoires qui ont déterminé qui aurait accès aux ressources et qui ne l’aurait pas. L’accès et les contraintes varient selon les types de bailleurs de fonds. Les fondations publiques, surtout celles qui sont gérées par les communautés, sont plus susceptibles de subir certaines des mêmes pressions que les organisations des mouvements. Les bailleurs de fonds privés sont souvent plus aptes à privilégier du temps pour le repos et l’intégration. Mais en général, les bailleurs de fonds ont plus la place de tenter de nouvelles expériences et de s’exposer à l’échec. Les bailleurs de fonds peuvent donner le ton, en fixant les calendriers de financement et en influençant les activités des partenaires bénéficiaires.

      Il est aussi important que les bailleurs de fonds s’inscrivent dans la pratique. Nul·le d’entre nous n’échappe au traumatisme et à la violence. Nous sommes tous touché·e·s par la violence et par les systèmes de domination et d’oppression. Nous sommes ce que nous pratiquons, donc quand nous arrêtons le processus naturel de guérison de ce qui s’est passé, ou que nous nous désengageons, ou que nous choisissons activement de ne pas nous enraciner dans les pratiques de guérison qui nous aident à avancer vers l’incarnation, nous finissons par reproduire des systèmes de domination à l’origine des préjudices. Une des façons par lesquelles les bailleurs de fonds peuvent comprendre la justice guérisseuse, c’est en étant au sein d’une communauté de praticien·ne·s et de responsabilité. Cela la rend d’autant plus réelle et plus importante que ce qui nous enthousiasme lors d’un moment fort. Ce travail concerne nos vies. Il s’agit de restaurer nos vies.

      Adaku Utah, Harriet’s Apothecary

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