Des voix venues du terrain

  1. 01

    Guérir dans la résistance

    • Entretien avec Francisca Porchas, Mijente and Resilient Strategies:

      “En mars 2018, j’ai organisé une réunion à Phoenix, avec environ 40 personnes, dont la moitié venaient de différentes régions du pays. Je voulais discuter de la justice guérisseuse, de la criminalisation et de la déportation : une conversation entre personnes noires et racisées sur la violence d’État et les traumatismes. Nous avons pris le temps de nommer les événements qui surviennent dans nos communautés, certaines des manières dont celles-ci y font face, et ensuite, sans ignorer ou sous-estimer ce que nous faisons déjà, nous avons évoqué certaines des lacunes et des contradictions dans notre travail.

      “Trump a eu un effet très déstabilisant sur notre mouvement. Nous ne savons pas vraiment où se trouvent nos occasions de gagner, ou même d’arrêter quoi ce soit. C’est une situation très difficile sur le plan moral. La séparation familiale a été un coup dur, nous avons mené des actions à travers le pays, mais même avec ces actions, nous ne savons toujours pas comment nous allons mettre un terme à ces séparations entre les enfants et leurs parents. Mais il ne s’agit pas du seul mouvement dans l’Histoire qui nous ait renvoyé à l’époque médiévale. Nous ne sommes pas le seul mouvement qui s’est demandé” comment allons-nous surmonter cette attaque qui pourrait avoir des effets dévastateurs?

      “Aujourd’hui, le travail de guérison peut nous rappeler que c’est dans ces moments-là qu’il faut prendre soin les un·e·s des autres. Nous nous serrons les coudes moralement et spirituellement. J’ai créé un collectif de guérisseur·euse·s et nos équipes s’occupent de nos communautés. Des séances de guérison ont lieu deux fois par mois le samedi, et un jeudi sur 2. Nous avons des cercles de guérison, des cours d’intelligence émotionnelle et de soins de base comme l’acuponcture. Nos guérisseur·euse·s disent: ‘Nous sommes là. Nous prenons soin de vous.’

      “Les gens n’ont jamais été aussi ouverts qu’à l’heure actuelle. À différents endroits, des personnes en quête de thérapie me tapent sur l’épaule et se disent ouvertes à l’idée de bénéficier de conseils car elles sont confrontées à la perte ou à la déportation de proches. Nos communautés savent qu’elles ont besoin d’aide pour traverser cette épreuve. Actuellement, l’étape la plus urgente à gérer selon moi est celle de la création d’un réseau Latinx de praticien·ne·s de la santé mentale. Nous appelons cela guérir dans la résistance.”

      “Et alors que nous prenons soin les uns des autres, l’organisation ne s’arrête pas pour autant. Je n’aurais jamais pu espérer que le cri de ralliement « Abolish ICE » stimulerait l’imagination des gens. Nous devons continuer à nous organiser et à nous concentrer sur les questions qui ont pris une certaine acuité. Nous allons poursuivre notre lutte et continuer à prendre soin les un·e·s des autres ; nous devons réfléchir à la manière de financer ce travail, en particulier quand les donateur·ice·s concentrent tellement d’attention sur les modalités de la victoire.”

      “Nous vivons dans un régime totalement inédit pour ma génération, et bien que l’organisation doive être la priorité des priorités, l’heure est venue de mettre aussi en avant la justice de guérison. Les organisateur·rice·s disent aux donateur·ice·s « Attention, la guérison est importante ; nous devons pouvoir nous reposer et nous appuyer les un·e·s sur les autres. » Quand nous arriverons au bout, je crois que nous en sortirons plus fort·e·s. Nous allons apprendre comment créer un sentiment de sécurité. C’est une des grandes questions auxquelles nous devons réfléchir actuellement. Comment développer un sentiment de sécurité en sachant que nous ne sommes jamais en sécurité dans ce contexte d’oppression et de violence d’État? Nous n’avons jamais été en sécurité. Nous devons créer un sentiment de sécurité et en même temps transformer ces blessures pour pouvoir nous en sortir.”

  2. 02

    Cercles de guérison et de bien-être au sein des mouvements

    • Les cercles de guérison peuvent se définir de nombreuses façons différentes : il peut s’agir de réponses ponctuelles à des situations d’urgence, d’espaces permanents d’apprentissage et de partage des pratiques guérisseuses, d’occasions permettant le rassemblement des communautés autour d’une identité ou d’une question particulière et en souvenir d’une époque ou en l’honneur d’ancêtres.

      Quasiment toutes les personnes avec lesquelles nous avons parlé ont évoqué différents types de cercles de guérison, organisés pour celleux qui sont touché·e·s par la violence d’État à un moment donné, pour celleux qui ont perdu un être cher à communauté, ou lorsqu’il y une rupture de l’organisation et que des soins sont offerts à celleeux qui sont confronté·e·s au surmenage et à l’épuisement.

      Entretien avec Kindred Southern Healing Justice Collective:

      “Les organisateur·ice·s communautaires des pays du Sud ont commencé à de plus en plus faire appel à nous pour venir tenir des espaces de guérison ou pour établir des partenariats lors de rassemblements ou de conférences avec elleux. Nous avons répondu que nous voulons honorer l’héritage de la guérison et de la médecine, donc nous avons demandé aux participant·e·s d’apporter des objets représentatifs de leurs origines de guérison et de médicine. Ensemble, nous avons alors créé des espaces sacrés ou de réflexion, où les gens avaient la possibilité de transformer l’énergie et d’honorer leurs origines. Dans le cadre des célébrations du solstice d’été et du Juneteenth , par exemple, nous avons mis en place des espaces de réflexion avec Project South à Atlanta, en Géorgie, pour comprendre comment nos remèdes, nos aliments et nos traditions ont consolidé notre résilience pendant l’esclavage et comment elles continuent de nous soutenir en dépit de la violence et de l’oppression systémiques. Nous avons créé des espaces de réflexion dans le cadre des festivals de récolte et saisonniers.”

      “Nous avons aussi lancé des stations d’aide mobile sur site à l’occasion de rassemblements et d’actions en période de travail accru sur la justice migratoire, en réponse à la haine anti-immigré·e·s et aux raids des services nationaux d’immigration dans les États du Sud au milieu des années 2000. Les organisateur·ice·s et les leaders de mouvements comme Southerners on New Ground (SONG) nous ont demandé des stations pour fournir de l’eau, des jus et des en-cas sucrés pour les personnes atteintes de diabète. Des infirmier·e·s étaient également présent·e·s pour les premiers secours et des guérisseur·se·s spécialistes des énergies et du corps prodiguaient des soins, tout comme des travailleur·euse·s social·aux et des conseiller·ère·s en réductions des risques fournissaient du soutien en désescalade suite à des incidents traumatisants ou violents avec des policier·e·s et des contre-manifestant·e·s. Avec la recrudescence des manifestations, nous avons commencé à mettre en place des équipes mobiles composées d’un·e guérisseur·se, d’un·e organisateur·ice et d’un·e infirmier·e. Nous avons enseigné des pratiques de respiration et d’ancrage aux organisateur·ice·s au cas où quelque chose de traumatisant surviendrait pendant la manifestation. Il arrive souvent que des agents de sécurité s’adressent à nous après les manifestations pour que nous les aidions à évacuer la pression et le stress de leurs corps.”

  3. 03

    Freedom Harvest [Récolte de la liberté]

    • Entretien avec Guadalupe Rocio Chavez, Dignity and Power Now:

      Freedom Harvest est un programme dans lequel Dignity and Power Now met admirablement en pratique nos valeurs d’abolition, de justice guérisseuse et de justice transformatrice. Pendant Freedom Harvest, nous nous installons à l’extérieur des prisons du comté de Los Angeles pour dispenser des soins aux personnes qui allaient rendre visite à leurs proches en détention. Ces espaces sont d’une telle froideur et cruauté, ce ne sont pas des endroits propices à l’amour, la liberté et l’interdépendance. Les murs de béton, les minuscules fenêtres... et puis toutes les émotions des proches ; ce sont des espaces sombres la plupart du temps. Nous nous installons littéralement sur les parkings des prisons. Certaines des prisons sont situées dans des zones désertiques où le bitume des parkings est brûlant. Rares sont les espaces ombragés où on trouve quelques bancs. Enfin, il y a toujours une longue file de personnes qui attendent de rendre visite à leurs êtres chers. Il y une prison en particulier qui s’appelle Wayside, Pitchess Detention Center. Les gens y montrent leur pièce d’identité et attendent ensuite dans une autre zone avant d’être transportés en bus au-delà de quelques collines pour rejoindre leurs proches. Le fait d’installer nos stations de bien-être, de créations artistiques, dans un tel espace est synonyme de vie pour tou·te·s celleux qui y participent. Cela prend le pas sur ce béton. Cela transforme l’expérience des personnes qui vont visiter leurs êtres chers.

      “En été, nous organisons ce que nous appelons une série de Freedom Harvests « de grande envergure », au cours de laquelle nous installons notre clinique mobile toutes les deux semaines pendant deux mois. La série d’été comporte environ huit stations. Pendant le reste de l’année, nous mettons en place une Freedom Harvest à la prison de femmes de Lynwood un mois sur deux, avec moins de stations de guérison. Nous disposons d’une équipe d’acuponcteur·ice·s engagé·e·s qui assurent des séances communautaires d’acuponcture et nous offrons des massages et des bains de pieds. Notre guérisseur·euse propose des guérisons par boule de cristal et l’alignement des chakras. Nous apportons du réconfort aux gens, notamment aux nombreuses personnes qui se voient refuser leur visite parce qu’elles ont oublié leur pièce d’identité ou parce que leurs sacs sont trop volumineux ou à cause d’une des centaines de raisons pour lesquelles les shérifs empêchent les familles d’entrer. C’est inhumain : nous recevons souvent des personnes qui sont dévastées, qui ont parcouru un long trajet pour rendre visite à leur être cher et qu’on empêche d’entrer. Lors de Freedom Harvest, nous disposons d’espaces où les personnes peuvent s’asseoir et boire de l’eau ou du thé s’il fait froid, et simplement être écouté·e·s. Nous apportons aussi un soutien concret, en aidant les personnes à savoir où elles peuvent aller pour déposer une plainte, en les aidant à remplir les documents et en leur donnant d’autres informations, notamment sur nos campagnes.

      “Les couronnes de fleurs que nous créons sont un des symboles des dispensaires. C’est une excellente idée. Ces couronnes de fleurs attirent surtout l’attention de ces enfants magnifiques et des femmes âgées et illes apprennent à les fabriquer par elleux-mêmes. Vous voyez des gens partir de la prison avec des couronnes de fleurs. Les fleurs ont de nombreuses propriétés thérapeutiques et elles créent un lien entre les gens et la terre. Il peut être si difficile d’aller sur un bout de terre à Los Angeles, à plus forte raison avoir accès à un espace cultivable.

      “Il y a autre chose qui est spécial à Freedom Harvest, c’est que c’est animé par une équipe de bénévoles, de guérisseur·se·s et de consultant·e·s dénommée Building Resilience [Renforcer la résilience]. Nous avons aussi un nouveau programme dans lequel des personnes incarcérées par le passé bénéficient d’un soutien de la part de Dignity and Power Now pour étudier une modalité de guérison de leur préférence. Nos guérisseur·se·s mènent ce travail. Nous établissons des liens les un·e·s avec les autres et nous créons des centaines de kits de bien-être. Les kits sont simples : un sac comportant un auto-collant Dignity Power et une phrase sur la guérison, des cadeaux faits main comme les sels de bain, des boissons gazeuses, du thé et des billes d’aromathérapie. Nous partageons aussi avec les gens des compétences en matière de fabrication des articles que nous mettons dans les kits. Nous offrons ces kits à l’extérieur des prisons. Les personnes peuvent les ramener chez elles et continuer à prendre soin d’elles-mêmes.

      “Le principe de l’abolition est très présent dans ce travail. Nous ne pensons pas que les kits de bien-être ou les dispensaires mobiles mettront un terme à ces cages, à ces bâtisses de béton, mais c’est une manière d’être présent·e·s et de protester. Par notre présence, nous montrons nos convictions et notre opposition à ces prisons. Nous croyons à la guérison collective, au rassemblement en tant que communauté, au partage de repas. Nous partageons l’eau. Nous partageons nos histoires. Nous écrivons des chansons ensemble. C’est comme cela que nous guérissons et c’est comme cela que nous nous organisons.”

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